CHAPITRE 1 par Danielle Vioux
-Mais tu avais
promis !
La petite sœur a
les larmes aux yeux. Elle est trop drôle comme ça, avec son maquillage qui
dégouline. Ça lui apprendra la vie.
Nell se coiffe
lentement, regarde Emma dans le miroir sans se retourner et ça énerve la
petite. La voilà qui geint et qui couine, sans la moindre honte.
-Tu avais promis
que tu m’emmènerais avec toi !
-Tu es trop
jeune.
-Tu es allée à
ta première fête à douze ans, c’est maman qui me l’a dit.
-Et alors ?
C’était avant.
Nell fait
demi-tour et fixe Emma en direct. Elle ne développe pas ce
« avant », ni le « après » qu’il suppose. Les deux
sœurs savent très bien ce qu’ils signifient. Une sirène vient rompre le
silence, d’abord lointaine, puis de plus en plus proche, et s’éloigne vers le
nord. Le silence à nouveau.
-Nell ?
-Oui,
quoi ?
-Tu me
raconteras, au moins ?
-Je ne sais pas,
Emma. Je te raconterai ce que je pourrai. Mais pas tout.
Nell pense
à Liam, à ses yeux un peu cernés, à son sourire. Elle pense à Yazid avec
ses blagues pas toujours drôles et son grand rire qui le fait pardonner à tous
les coups. Elle pense à la musique de Samuel qui la fait fondre, aux
divagations philosophiques de Chang et de Refka, qui passent leur temps à
refaire le monde, aux fringues extravagantes de Clara, aux moments de délire.
Elle pense à ces courses éperdues dans la rue et à la peur qui les prend au
ventre, elle pense à…..
Un bruit de
course dans la rue, la sirène au loin à nouveau, Emma se précipite à la fenêtre
et Nell la récupère de justesse, cette folle, au moment où un caillou est
lancé contre le double vitrage, heureusement à l’épreuve de pas mal de choses,
et où en même temps quelqu’un sonne à la porte d’entrée.
***
Le vieux François
en a assez. Il a envie de mourir. Ou plutôt, car au fond de lui cet increvable
instinct de survie résiste encore, il a envie de partir. Ce n’est pas très
raisonnable évidemment. La chaleur, la vie réglée, organisée, protégée,
aseptisée, se paie par un ennui profond et une dépression chronique quand on se
dit qu’il n’y a plus qu’à attendre la fin. Mais tout cela présente aussi des
avantages. Par exemple ne pas avoir à se poser des questions. Par exemple fixer
les écrans toute la journée tandis que l’esprit vagabonde en des brumes
lointaines. Tout à coup des souvenirs anciens, précis comme des images HD,
surgissent et l’occupent un long moment. Clara son amour, morte depuis trente
ans déjà. La main de son père, grande et calleuse. Une journée à la mer quand
on pouvait encore s’y baigner.
-Monsieur François,
c’est l’heure des médicaments ! N’allez pas les jeter dans les toilettes
comme la dernière fois.
Prendre l’air
stupide. Le meilleur moyen d’avoir la paix. L’infirmier s’éloigne, regard
professionnel, voix lasse, trop de travail, pas le temps de s’attarder, sauf
danger. Un autre passe et rigole, un petit jeune, Karim, un nouveau.
-Salut
François ! La vie est belle ?
Cet infirmier-là
ne va pas faire long feu. Dommage. François l’aime bien.
-J’irais bien
faire un tour en forêt.
Karim rit de
plus belle.
-Je crois que ça
ne va pas être possible. Des arbres, il n’en reste plus beaucoup par ici. Sans
parler de l’autorisation de sortir. Racontez-moi plutôt votre vie, c’est
l’heure de ma pause. Je vous achèterai une « visio » de forêt pour
l’écran de votre chambre.
***
- Qu’est-ce qui
te ferait plaisir ?
L’enfant regarde
la vitrine, hésite. C’est l’un de ces magasins faussement vieux, reconstitués
comme on les appelle.
-Maman ? Je
peux vraiment choisir ?
-Ce que tu veux.
Prends ce que tu veux. Je viens de trouver du travail. Il faut fêter ça.
Choisis un jouet. Celui-là, tiens. Il n’est presque pas abîmé. Il y en avait
des comme ça quand j’étais petite.
-Le jeu de
construction, là. C’est ça que je voudrais. Je veux construire des choses. Des
châteaux. Des bâtiments. Des villes.
Sophie prend la
main de Léo. Ils entrent ensemble dans le magasin. Un vendeur les suit jusqu’à
la vitrine.
-Ce jeu ?
Il emballe le
jeu dans la boite d’origine qui porte encore le nom d’un enfant d’autrefois.
Michel. Les pièces en plastique sont restées brillantes, comme neuves.
Léo ne sourit pas, comme s’il craignait que sa mère, au bout du compte, ne
puisse pas acheter le cadeau. Mais elle paie d’une pression du pouce sur le
petit écran que le vendeur lui tend, puis la mère et l’enfant quittent le
magasin. Alors seulement Léo sourit, et Sophie aussi, et ensemble ils se
dirigent vers le petit AP2 près de la gare où ils vivent depuis la disparition
du père de Léo. La nuit est tombée.
Juste au moment
où ils vont tourner dans la rue, un groupe de gens arrive en courant, les
bouscule, et disparait au coin de la rue. Le jeu tombe et les morceaux de
plastique s’éparpillent. Léo pleure. Sophie respire fort pour ne pas craquer.
Un homme s’arrête.
-Je vais vous
aider.
Il est rapide,
efficace, bientôt le jeu de construction a réintégré sa boite. L’homme n’a pas
fait de commentaires sur l’évènement. À peine a-t-il fini de remettre le
couvercle qu’il se relève et part à grandes enjambées, sans un mot de plus.
CHAPITRE 2 par Pierre Gaulon
Qu’est-ce que ça
peut vous foutre ?
Je vous l’ai
dit, c’est l’heure de ma pause. Et je suis sûr que sous votre air bougon se
cache un vrai cœur d’ange.
Le vieil homme
balaie l’air de la main et prononce quelques mots incompréhensibles tandis que
l’infirmier s’affale sur le fauteuil réservé aux visiteurs. Karim n’est arrivé
dans le centre que depuis quelques jours, mais il possède suffisamment
d’éléments pour conclure que le siège ne connaîtra jamais d’autres fesses que
les siennes ou celles d’un personnel hospitalier.
Vous ne me
connaissez pas encore François, mais je peux vous assurer que je suis une vraie
tête de mule. Tant que vous ne m’aurez rien dit, vous aurez droit à mes visites
et à mes questions. Impossible d’y échapper, m’occuper de vous c’est… mon
boulot.
Un instant, le
vieil homme détourne le regard de son écran. Une fraction de seconde, son œil
s’éclaire et Karim sent que le moment est peut-être venu.
Dites-moi un
mot, juste un mot et je vous laisse tranquille.
Les images
virevoltent dans la tête du vieillard comme autant de papillons cherchant à
s’extraire de son crâne. Longtemps, trop longtemps le vieil homme a gardé tout
ça pour lui et ses souvenirs, amassés les uns sur les autres comme des sacs de
sable, forment une barricade prête à s’écrouler.
Un jouet brisé,
murmure-t-il.
Karim se
redresse, sa mine enjouée laissant place à une moue étonnée.
Vous
dîtes ?
Le vieil homme
sourit. Depuis son arrivée dans le centre, c’est la première fois que
l’infirmier note une autre expression que la colère ou le mépris sur le visage
de François.
Un jouet brisé…
***
Le jeu de construction gît à terre, les morceaux de
plastique éparpillés aux quatre coins de la rue. L’homme qui s’arrête est vêtu
comme un tueur à gages tout droit sorti de l'époque de la prohibition.
Borsalino et long imperméable beige lui retombant mi-cuisse. Avec des gestes
souples, il se penche et ramasse les morceaux. Ses gants de cuir crissent au
contact du plastique.
— Merci, lui
murmure la femme des sanglots dans la voix.
L'homme ne
répond rien et se contente d'incliner légèrement son chapeau sous le regard
surpris de l'enfant, puis reprend sa route. Rien ne doit le distraire de son
projet, mais le gamin lui a fendu le coeur. Comment aurait-il pu laisser cette
pauvre femme sans aide?
Ses pas, sûrs et
réguliers, claquent sur le pavé. Si les indications sont exactes, la maison
doit se trouver juste après le croisement. C'est le cas. L'homme n'est jamais
venu, mais il n'a pas besoin de relire le papier pour reconnaître l'endroit. Il
le sait. Il le sent. Après un bref coup d'oeil au numéro, il presse son doigt
ganté sur l'interrupteur et une sonnerie retentit dans la maison.
Plus qu'à
attendre. Une sirène retentit dans le lointain et l'angoisse commence à
l'étreindre, comme si un serpent entourait sa poitrine. Un bruit attire soudain
son attention et il tourne la tête, anxieux. Une bande de jeunes cachés dans
une ruelle jettent des pierres au premier étage de la maison.
Ne s'agit-il pas
du groupe qui a bousculé la femme et son fils?
Dans la bâtisse,
une rumeur se fait entendre.
L'homme
transpire désormais abondamment. Il met une main dans sa poche et ses doigts
tremblent au contact de l'objet métallique qu’ils rencontrent.
***
Nell profite de la sonnerie inattendue pour envoyer sa
sœur ouvrir à la porte.
Et si c’est un
inconnu ?
L’adolescente
hausse les épaules.
Demande avant
d’ouvrir. Ça doit être maman qui a oublié ses clés. Allez file.
Devant
l’impatience de sa sœur, Emma s’exécute en traînant des pieds, à la fois triste
de la réaction de sa soeur et impatiente de découvrir l’identité du visiteur.
Nell observe sa sœur quitter la chambre. Un deuxième caillou percute le double
vitrage et la jeune fille se retourne. Après un dernier regard dans le miroir
et un rapide réajustement de sa coiffure, elle expire lentement et ouvre la
fenêtre. Elle doit leur dire de partir, qu’elle n’est pas prête et que sa mère
les tient peut être en ligne de mire de l’entrée de la maison. Mais tandis
qu’elle se penche vers la rue, ses yeux s’écarquillent soudain.
CHAPITRE 3 par Betty Séré de Rivières
Je dis un jouet
brisé, répète le vieil homme, sans trop savoir pour quelle raison il se met à
parler à cet infirmier un peu trop arrogant.
Oui je vous ai
bien entendu, je suis seulement surpris de votre réponse.
Pourquoi donc
jeune homme ? Seriez-vous déstabilisé par le fait qu’un vieillard qui
n’attend plus qu’une seule chose, celle de quitter ce bas monde, puisse penser
à un jouet ?
Je ne
m’attendais pas à ce que vos souvenirs vous emportent si loin c’est tout !
Quel âge
avez-vous Karim ?
Hey Monsieur
François, c’est moi qui pose les questions, je vous ai demandé de me raconter
un peu de votre vie, continuez. Alors, ce jouet brisé ?
Un mot… Vous
aviez dit « un mot et je vous laisse tranquille »
Il ne faut pas
croire tout ce que je dis ! Continuez, je vous écoute. Karim accompagne
ces derniers mots d’un clin d’œil qui se veut complice.
Un temps de
silence s’installe alors, seulement occupé par un échange de longs regards.
François cherche à comprendre l’insistance de cet infirmier, son boulot a-t-il
dit… Tant de dévouement le surprend. Habituellement, le personnel hospitalier
ne manifeste pas cette curiosité envers les patients, n’en a ni le temps ni
sans doute le désir.
Karim, quant à
lui, ne se posant pas autant de questions, attend tout simplement que d’autres
mots sortent de la bouche fripée de cet homme.
Détrompez-vous Karim, ce jouet brisé ne fait pas appel
à des souvenirs d’enfance. Il me ramène à une époque encore assez proche de la
nôtre, celle où la Coupole n’existait pas encore.
Karim sursaute, il fait partie de cette génération
ayant si peu connu cette période d’avant la Coupole… Sa mère lui en parle
pourtant souvent, avec tellement de nostalgie que parfois, à travers ses
récits, il arrive à imaginer certaines couleurs, percevoir certaines odeurs et
même à ressentir des émotions. Rien à voir avec celles véhiculées sur tous les
écrans de la cité.
Poursuivez François, je vous en prie
Vois-tu Karim,
ce jouet brisé a été pour moi révélateur de tant de choses. Il m’est si
difficile d’en parler… Reviens plus tard s’il-te-plait, j’ai besoin de me
reposer un peu.
***
Emma est sur le
point de déverrouiller la porte d’entrée lorsqu’elle entend un cri provenant de
la chambre de sa sœur qu’elle vient de quitter à l’instant. D’abord surprise,
elle hésite sur ce qu’elle doit faire : ouvrir cette porte ou retourner
dans la chambre voir ce qui arrive à Nell ?
Vite ! Agir
et pas forcément après avoir mûrement réfléchi. Pas le temps pour ça… Se fier à
son instinct. Oui, seulement ça !
Emma se
précipite vers la chambre, pousse la porte et voit sa sœur penchée au-dessus du
garde-corps de la fenêtre.
Nell, pourquoi
as-tu crié ? que se passe-t-il ?
N’approche pas
Emma et va ouvrir cette foutue porte d’entrée afin que cette sonnerie arrête de
me casser les oreilles ! lui rétorque sa sœur, livide.
Emma n’a pas
envie d’obéir. Ras le bol de toujours devoir écouter Nell sous prétexte qu’elle
est son aînée. Elle la rejoint donc et avant que sa sœur n’ait eu le temps de
réagir, se penche à son tour. Tout d’abord, son regard est attiré par le groupe
de jeunes immobilisé devant leur fenêtre, ils semblent terrifiés. Scrutant
mieux l’obscurité, elle parvient à discerner juste un peu plus loin la
silhouette d’un homme. Il est vêtu d’un imperméable et d’un chapeau comme elle
a pu voir dans des vieux films policiers, une main dans sa poche, et l’autre
appuyée contre un des piliers d’entrée de leur immeuble.
Emma
s’interroge : est-ce cet homme qui effraie les jeunes ? et pourquoi
Nell a-t-elle crié ?
***
Sophie tient toujours la main de son fils serrée dans
la sienne. Les larmes de Léo ont séché, il est si content d’avoir sa boite de
jeu reconstituée.
Maman, il était drôlement gentil ce monsieur
hein ?
Oui, chéri,
drôlement gentil, répond sa mère faussement convaincue.
Et tu as vu la
rapidité avec laquelle il a ramassé toutes les pièces ?
Oui, allez,
rentrons vite à présent et allons bâtir le plus grand édifice jamais construit,
rajoute Sophie dans un grand sourire.
Oh ouiiii !
La jeune femme est mal à l’aise. La sirène retentit
toujours. Elle presse le pas, obligeant Léo à suivre son allure. Elle n’a
qu’une envie, celle de retrouver leur AP2. Cet homme lui a laissé un drôle de
sentiment. Serviable et efficace certes, mais son regard avait quelque chose
d’assez inquiétant et sa tenue vestimentaire suffisamment singulière pour la
déconcerter : borsalino, imperméable et gants de cuir… Qui pourrait aujourd’hui
s’habiller de la sorte ?
CHAPITRE 4 par Laurence Op
— Nell, tu ne
m’as pas répondu ? Pourquoi as-tu crié ?
— Pour rien,
recule-toi !
Nell referme la
fenêtre, sans la quitter du regard. Mais Emma n’en reste pas là, elle en a
assez des réponses approximatives des ados.
— Qui c’est cet
homme, tu le connais ?
— Ne te mêle pas
de ça, fais ce que je te dis !
— Je vais
ouvrir, alors ?
— Non, surtout
pas, reste là ! Dis à maman de venir, vite !
— Il va falloir
que je bouge, pour ça ! Faudrait savoir ce que tu veux !
— Ce que je veux
c’est que tu cesses de poser des questions stupides et que tu cours chercher
maman !
— Mais, si elle
monte, elle verra Liam, Clara, et les autres !
— Je sais !
Tant pis pour ma soirée, et je serai sûrement punie pour un bon bout de
temps ! Mais il y a plus grave et plus urgent pour le moment.
— Tu m’inquiètes
Nell.
Emma bougonne,
mais obéit tout de même à sa sœur. L’inquiétude de son ainée finit par lui
faire perdre la gaieté insouciante de sa jeunesse.
Nell surveille
ses amis à travers les carreaux. Ils restent figés devant cet homme. Même Yazid
a l’air terrorisé et Clara se cache derrière Chang. Pourquoi ne bougent-ils
pas. Ils devraient partir en courant !
La maman des
deux sœurs arrive dans la chambre, essoufflée et lasse.
— Nell, pourquoi
as-tu dit à Emma de ne pas ouvrir et de me dire de venir. Cette sonnette me
donne mal à la tête. Tu sais que je déteste le bruit et que j’ai du mal à
monter les escaliers !
Nell se retourne
mécaniquement vers sa mère et d’un air extrêmement sérieux pour une jeune fille
de son âge, lui pose une question dont les mots semblent lui égratigner la
gorge.
— Tu te souviens
de l’histoire que tu m’as racontée ?
— Quelle
histoire ?, intervient Emma.
— Ne te mêle pas
de ça, laisse-moi parler à maman !
— Oui, ma
chérie, je me souviens très bien, elle hante mes jours et mes nuits.
— Et bien,
l’homme qui est à la porte avec son chapeau et son imperméable ressemble
beaucoup à celui de l’histoire !
***
— Il est magnifique ce château ! Digne des
châteaux forts du moyen-âge, dit le vieil homme assis confortablement dans son
fauteuil de cuir marron. Tu es vraiment très doué de tes mains, tu sais !
Tu feras de grandes choses, j’en suis sûr !
Un jeune garçon
est assis à ses pieds sur un tapis douillet, et lui sourit.
François
s’appuie sur ses accoudoirs élimés pour se lever… « Michel ! »
— Ah non, moi
c’est Karim ! Mais qu’est-ce que vous essayez de faire, Monsieur
François ?
L’infirmier cale
le vieil homme sorti brutalement de son rêve, sur ses oreillers, au fond de son
lit. Le matelas a pris, après de longs mois de convalescence, l’empreinte de
son corps meurtri.
François est
ruisselant de sueur, perdu entre réalité et fiction. Karim lit la terreur sur
son visage, et tente de le calmer en lui posant les mains sur ses épaules
tremblantes.
— Ce n’était
qu’un cauchemar, Monsieur François, c’est fini, tout va bien !
— Oh non tout ne
va pas bien ! C’est maintenant et aujourd’hui le cauchemar, et je voudrais
ne m’être jamais réveillé !
Karim n’ose
répondre, sachant parfaitement ce que signifient les paroles du vieil homme. Un
nom l’obsède tout de même. Qui est ce Michel ? Il se promet de le lui
demander plus tard, lors d’une de leurs discussions lors desquelles il espère
que François se dévoilera chaque jour un peu plus.
***
Sophie ouvre la porte de l’appartement et Léo passe
sous son bras pour s’engouffrer dans un deux-pièces, petit, mais confortable.
Il tient sa boîte collée à sa poitrine comme s’il s’agissait d’un trésor. C’est
vrai qu’il y a longtemps qu’il n’a rien reçu de nouveau et il trépigne
d’impatience à manipuler toutes ces petites pièces entre ses doigts agiles.
Sophie ne l’avait pas vu aussi heureux et vivant
depuis le décès de son papa. Quel plaisir de le voir si impatient de jouer, et
de faire au plus vite, comme si le temps était compté.
Sophie peine
tout de même à sourire. La mort précipitée et cruelle de son mari, lui apporte
chaque jour un peu plus de tristesse et de mélancolie. Elle songe souvent à
leur vie d’avant, à leurs rires, avec Léo bébé, Léo qui marche, Léo qui rit à
s’étouffer. Mais aussi bien avant, quand ils étaient eux-mêmes enfants, à
sauter par-dessus les hautes herbes, et où se rouler dans les fleurs les
faisait éternuer jusqu‘au coucher. Avant la coupole, où tout était plus facile,
plus coloré. À présent, fini les rires et les fleurs. C’est pour Léo qu’elle
fait des efforts pour sourire, jouer avec lui, lui raconter des histoires, dans
l’espoir inavoué de remettre peut-être un jour, de la couleur dans son cœur.
— Regarde maman ! J’avance super vite !
Léo ramène sa mère à la réalité, et tout en le
regardant sur son tapis douillet commencer à bâtir, Sophie revoit cet homme
dans la rue et son regard effrayant. Mais dans ces yeux sombres, elle y a lu
beaucoup de tristesse. Une grande détermination aussi. Une expression
indéfinissable, dure et mystérieuse à la fois. Elle chasse ces pensées de sa
tête puis songe à son nouveau travail qui leur permettra, à son petit Léo et à
elle, de voir l’avenir plus sereinement.
CHAPITRE 5 par Corinne Cournand
Karim a tenu sa
promesse. Il a branché la visio de forêt sur l’écran et prend un peu de repos
derrière sa caméra de surveillance. Il ne peut pas, sans arrêt, censurer les
rêves et les souvenirs du vieil homme, sous prétexte qu’il est dangereux de rêver.
Au fond, il aimerait bien être ce mystérieux Michel qui réjouit François avec
ses châteaux. Pour ce vieux, il braverait les sirènes pour retrouver le jouet
brisé, il rendrait ses arbres à la forêt, raviverait ses couleurs, ses odeurs,
ses essences… Il parait même qu’il y avait des fleurs.
Karim se surprend à rêver derrière l’écran de surveillance. C’est la fatigue ! Il sait très bien qu’il ne tiendra pas longtemps dans ce boulot. L’infirmier-major l’a averti. « Pas question de t’attarder avec ce vieux stupide. Tu ne vois pas ? Il est hors du temps. Tu dois te montrer professionnel Karim ! C’est la règle. N’oublie pas la mission qui nous lie à la Coupole… ».
Sur son lit, dans le confort délicat où l’a laissé Karim, le vieux François a mis ses lunettes 3D. Il s’accroche aux feuilles d’érable qui frôlent son visage émerveillé. Il s’imprègne des essences de pins et de noisetiers, vacille dans le vent comme une feuille de tremble, joue avec les écureuils, les mésanges, les rouges-gorges. Le plumage exaltant d’un geai l’attire au-delà de la forêt. François étire ses bras noueux, s’envole, rejoint le ciel, fuit sur l’horizon, se caresse aux vagues …
— Cessez de rêver Monsieur François !
Le hurlement du fauteuil de cuir sur le sol plastifié retentit comme une sirène. Karim est entré précipitamment dans la chambre et saisit François par les épaules.
— Vous n’avez pas l’autorisation de sortir, François. Il faut en faire la demande.
Karim se surprend à rêver derrière l’écran de surveillance. C’est la fatigue ! Il sait très bien qu’il ne tiendra pas longtemps dans ce boulot. L’infirmier-major l’a averti. « Pas question de t’attarder avec ce vieux stupide. Tu ne vois pas ? Il est hors du temps. Tu dois te montrer professionnel Karim ! C’est la règle. N’oublie pas la mission qui nous lie à la Coupole… ».
Sur son lit, dans le confort délicat où l’a laissé Karim, le vieux François a mis ses lunettes 3D. Il s’accroche aux feuilles d’érable qui frôlent son visage émerveillé. Il s’imprègne des essences de pins et de noisetiers, vacille dans le vent comme une feuille de tremble, joue avec les écureuils, les mésanges, les rouges-gorges. Le plumage exaltant d’un geai l’attire au-delà de la forêt. François étire ses bras noueux, s’envole, rejoint le ciel, fuit sur l’horizon, se caresse aux vagues …
— Cessez de rêver Monsieur François !
Le hurlement du fauteuil de cuir sur le sol plastifié retentit comme une sirène. Karim est entré précipitamment dans la chambre et saisit François par les épaules.
— Vous n’avez pas l’autorisation de sortir, François. Il faut en faire la demande.
***
La demande, elle
l’a faite Sophie. Un travail. Juste de quoi offrir à Léo un peu de rêve. Ça,
elle ne l’a pas dit vraiment. Alors, ils lui ont confié le nettoyage des écrans
de la Coupole.
Lui, Léo, il n’a pas connu ce monde en couleur. Il construit des bâtisses avec un vieux jeu de légos en plastique rouge. Il ne connait de la vie que ce confort de leur petit AP2. Sa mémoire s’est arrêtée là, au confort de la Coupole. Pas de regret, pas la peine de faire des projets, pas la peine de penser…
Sophie cherche l’horizon, appuyée sur le rebord de sa fenêtre. Au loin, la gare. Des wagons qui défilent, qui se dirigent on ne sait où. Vers le nord peut-être, comme le bruit de ces sirènes qui vous font sortir de vos rêves.
— Maman, il me manque une pièce !
— Qu’est-ce qui te fait dire ça Léo ?
— Mon château... regarde, il s’écroule…
Léo a plaqué ses mains sur ses tempes. Ça bourdonne dans sa tête, ça hurle. Comme le cri strident d’une sirène. Effondré le château !…
Lui, Léo, il n’a pas connu ce monde en couleur. Il construit des bâtisses avec un vieux jeu de légos en plastique rouge. Il ne connait de la vie que ce confort de leur petit AP2. Sa mémoire s’est arrêtée là, au confort de la Coupole. Pas de regret, pas la peine de faire des projets, pas la peine de penser…
Sophie cherche l’horizon, appuyée sur le rebord de sa fenêtre. Au loin, la gare. Des wagons qui défilent, qui se dirigent on ne sait où. Vers le nord peut-être, comme le bruit de ces sirènes qui vous font sortir de vos rêves.
— Maman, il me manque une pièce !
— Qu’est-ce qui te fait dire ça Léo ?
— Mon château... regarde, il s’écroule…
Léo a plaqué ses mains sur ses tempes. Ça bourdonne dans sa tête, ça hurle. Comme le cri strident d’une sirène. Effondré le château !…
***
Emma se tient à
l’écart. Nell sait bien mieux qu’elle ce que tout ça veut dire. Elle voudrait
bien ouvrir à cet inconnu qui sonne à la porte. Mais tous semblent transis à
l’idée de sa présence. Pourquoi Nell a-t ‘elle subitement renoncé à rejoindre
ses amis ?
Emma essaie de se faire oublier pour entendre l’histoire de cet homme agrippé à la porte d’entrée. Cet inconnu, à la fois si familier et si effrayant dans le secret des mémoires. Qui est-il ?
La mère parle à voix basse. Nell écoute sans poser de question. Emma saisit quelques bribes : « Michel… Coupole… Ecrans… Château… c’est lui … ».
Emma essaie de se faire oublier pour entendre l’histoire de cet homme agrippé à la porte d’entrée. Cet inconnu, à la fois si familier et si effrayant dans le secret des mémoires. Qui est-il ?
La mère parle à voix basse. Nell écoute sans poser de question. Emma saisit quelques bribes : « Michel… Coupole… Ecrans… Château… c’est lui … ».
CHAPITRE 6 par Jean-Paul Levet
— Bon. Récapitulons. Elle est passablement embrouillée votre histoire... Je n’y comprends pas grand-chose. Vous me disiez que...
La voix reste en
suspens. Mais le ton est parlant ; on y sent comme une sorte de résignation.
Peut-être légèrement teinté d’énervement. Il est tard. De la petite fenêtre de
son bureau, Fortin voit la lune.
— ça ne m’étonne pas, se dit-il, c’est la pleine lune ! À moi les trucs à dormir debout ! Pourquoi faut-il que ça tombe sur moi ? Le week-end dernier, c’était Paul qui était de garde. Et il a été peinard. Rien pour venir troubler sa quiétude de flic à deux mois de la retraite... C’est vrai qu’il est zen, Paul. Pas comme moi...
-Vous me disiez ? reprend-il en essayant de retrouver le fil de l’histoire.
Il s’adresse à une femme, assise sur l’une des deux chaises en formica que l’administration aurait dû envoyer à la casse depuis longtemps. Petite, affaissée sur elle-même, elle est livide. Elle est arrivée au poste vers vingt-deux heures. Et devant ses propos incohérents — enfin, c’est ce que le planton lui a dit — il l’a conduite jusqu’à son bureau.
— ça ne m’étonne pas, se dit-il, c’est la pleine lune ! À moi les trucs à dormir debout ! Pourquoi faut-il que ça tombe sur moi ? Le week-end dernier, c’était Paul qui était de garde. Et il a été peinard. Rien pour venir troubler sa quiétude de flic à deux mois de la retraite... C’est vrai qu’il est zen, Paul. Pas comme moi...
-Vous me disiez ? reprend-il en essayant de retrouver le fil de l’histoire.
Il s’adresse à une femme, assise sur l’une des deux chaises en formica que l’administration aurait dû envoyer à la casse depuis longtemps. Petite, affaissée sur elle-même, elle est livide. Elle est arrivée au poste vers vingt-deux heures. Et devant ses propos incohérents — enfin, c’est ce que le planton lui a dit — il l’a conduite jusqu’à son bureau.
-Vous me disiez
que.. Ah oui, c’est quoi cette histoire de Coupole et d’écrans ? Et quel lien
avec ces jeunes
Vous m’avez bien
dit qu’ils avaient l’air terrorisés... Et vos filles dans tout ça... Nell et
Emma ? C’est bien leurs noms ? Hein ?
La femme éclate
en sanglots. Fortin sent qu’il ne pourra pas en tirer quelque chose pour
l’instant... La lune est maintenant enveloppée d’une sorte de halo.
— Tiens, le brouillard tombe.
— Tiens, le brouillard tombe.
***
Sophie sort du
métro. Elle referme son imperméable ; il tombe une espèce de crachin et il fait
particulièrement frisquet.
— Heureusement
que je lui ai sorti son blouson, à Léo. Pourvu qu’il mette sa capuche. Tel que
je le connais...
Elle est descendue à Edgar Quinet.
— Le boulevard, je le remonte ou je le descends ?
Elle a bien regardé le plan avant de partir, mais, s’orienter, c’est autre chose que de regarder une carte. Et puis, Montparnasse n’est pas un quartier où elle a ses habitudes.
— Heureusement qu’il y a la tour ! Je vais dans sa direction, puis la première à droite...
Sophie marche d’un bon pas, jette un coup d’oeil à sa montre.
— Je ne suis pas en avance, se dit-elle.
Elle accélère encore l’allure et s’engouffre dans la rue Delambre, la traverse en dehors des clous, devant une camionnette qui, obligée de freiner sec, fait connaître sa réprobation à grands coups de klaxon.
-La galerie, voyons voir, elle doit être sur ma gauche...
La galerie, c’est celle des Parnassiens. Elle s’enquille dans le passage et débouche sur le boulevard du Montparnasse. À l’angle, une sandwicherie. Sophie ne peut s’empêcher de sourire.
— Encore du français, comment dire ? Approximatif.
Elle tourne à droite. La Coupole est juste là. Elle est à l’heure. Elle pousse la porte de la célèbre brasserie.
Elle est descendue à Edgar Quinet.
— Le boulevard, je le remonte ou je le descends ?
Elle a bien regardé le plan avant de partir, mais, s’orienter, c’est autre chose que de regarder une carte. Et puis, Montparnasse n’est pas un quartier où elle a ses habitudes.
— Heureusement qu’il y a la tour ! Je vais dans sa direction, puis la première à droite...
Sophie marche d’un bon pas, jette un coup d’oeil à sa montre.
— Je ne suis pas en avance, se dit-elle.
Elle accélère encore l’allure et s’engouffre dans la rue Delambre, la traverse en dehors des clous, devant une camionnette qui, obligée de freiner sec, fait connaître sa réprobation à grands coups de klaxon.
-La galerie, voyons voir, elle doit être sur ma gauche...
La galerie, c’est celle des Parnassiens. Elle s’enquille dans le passage et débouche sur le boulevard du Montparnasse. À l’angle, une sandwicherie. Sophie ne peut s’empêcher de sourire.
— Encore du français, comment dire ? Approximatif.
Elle tourne à droite. La Coupole est juste là. Elle est à l’heure. Elle pousse la porte de la célèbre brasserie.
CHAPITRE 7 par Philippe Wolff
— Sophie, les
mains sur les yeux, songe : « Quel est ce bruit autour de moi ?
Quelles sont ces ombres qui s’agitent ? Où suis-je ?... Ah,
oui ! Je me souviens, j’étais à la Coupole en train de nettoyer un écran…
Mais que s’est-il passé ensuite… J’ai la sensation d’avoir été aspirée… ».
Soudain, Sophie
se frotte les yeux avec insistance, comme si ce qu’elle voyait n’était que le
fruit de son imagination. Et si… ?!
***
— Karim, les mains sur les oreilles, s’écrie :
« Je n’entends pas, je ne veux plus entendre. Et si le vieux François
était… Non, cela ne peut être !... »
Et pourtant,
l’infirmier se sent véritablement proche de cet homme. Leur rencontre ne
serait-elle qu’une suite logique d’une histoire jamais terminée… Celle de la
vie de Michel ?
Karim se met
alors en quête de vérité, il cherche, farfouille, se remémore toute sa vie…
pour trouver trace de cet homme. Soudain, il entend le vieux François
l’appeler : « Karim ! Karim !... Michel est
ici ! »…
***
— Emma, les mains sur la bouche, rétorque :
« Je ne dis plus un mot. Je ne dirai plus rien ! », en regardant
fixement sa grande sœur Nell.
Emma s’enfonce
alors dans un mutisme, sans préavis. Peu lui importe, elle se sent plus
heureuse dans son monde imaginaire que dans celui des Hommes qui ne sont alités
que par leurs proses d’adultes… Ces soi-disant grandes personnes, qui savent
tout, mais ne connaissent rien ; qui s‘émulsionnent de tout, mais ne
rêvent de rien… Son monde à elle, c’est son chant intérieur… Celui du tout est
possible ! Elle est une enfant tout simplement…
Une enfant qui
communique essentiellement avec le cœur, son message, à qui veut bien
l’entendre : — Je t’aime ! -.
CHAPITRE 8 par Daniel Glize
Emma
a bien compris que sa soeur ne dira pas un mot de cette histoire qui semble la
traumatiser comme notre mère, cette histoire d'adultes où on l'a exclu.
Pourtant, c'est grâce à elle, à sa présence d'esprit qu'elles ont pu fuir la
maison et s'échapper de l'homme à l'imperméable.
Si
sa bouche est au repos, son cerveau bat la chamade en repassant en boucle les
évènements passés. Elle essaie en grande fille, voire en jeune fille d'en
comprendre le sens.
— Mais bon
sens ! Qu'a fait maman ? Ne pouvait-elle plus supporter le bruit continu de la
sonnette qu'elle lui a ouvert la porte ? L'homme derrière la porte, était-il
vraiment celui de leur « histoire » ? ... Non, elle n'aurait pas
ouvert... elle l'a fait après avoir lorgné longuement par le judas et s'en être
dissuadée.
— Que
s'est-il passé avec cet homme mystérieux ensuite pour que notre mère perde
connaissance ?... Elle est tellement fébrile et sur les nerfs tout à la fois,
manquant de sommeil, qu'une surprise trop grande ou qu'une émotion trop forte a
dû avoir raison de sa conscience. Mais quoi ? .... L’arme évidemment, elle a vu
comme moi, l'arme qu'il devait tenir dans la main, et elle l'a vu avant nous.
Tout s'explique maintenant.
— Et notre
mère, qu'est-elle devenue depuis ? Pourquoi ne répond-elle pas au téléphone ? ...
Nous l'avons quittée évanouie sur le perron de la porte ouverte, l'homme au
chapeau penché sur elle, son arme posée sur le sol à côté de son visage. Ah !
Cette arme ! Si elle n'avait pas brillé sous les reflets de la lumière, je ne
l'aurais pas vu et je n'aurais pas crié. Mon Dieu ! C'est à cause de moi que
l'homme s'est redressé, m'a regardé de ses yeux étonnés, non agressifs,
profonds au point d'en avoir pénétré mon âme et qu'il a fait mine de se diriger
vers nous.
— Pourquoi
Nell est-elle restée pétrifiée sur place dans l'escalier ? Heureusement que je
l'ai tirée, entraînée pour parcourir les dernières marches, poussée dans sa
chambre et que j'ai verrouillé la porte à double tour, il nous suivait. Et on
dit que je suis encore une enfant ? ...
— Pourquoi
ne répond-elle pas au téléphone ? L'a-t-il enlevé ? ...
***
Karim :
« Non, François... Michel vit dans vos rêves, dans votre passé . Ce passé
ressurgit sans cesse jusqu'à ce point de fixation sur Michel pour lutter contre
la machine qui veut broyer votre cerveau. Vous résistez par la force de votre
mental à la gouvernance qui veut effacer en vous toute trace de votre passé, de
votre aura que vous exerciez, sans doute, sur notre ville et notre pays. Je
vous admire de résister de la sorte, et je vous plains tout à la fois de votre
sort. Moi, je n'en ai pas la force, pas la volonté, et lâchement, j'ai succombé
à leur demande d'être le gardien de vos rêves... votre bourreau des jours
heureux en vous réveillant dès qu'une activité cérébrale positive éveille votre
esprit.
François : « Que me dites-vous là, Karim. Vous
réveillez en moi, une conscience qui s'est ratatinée avec les ans. On a tous le
droit à des fléchissements de notre conscience dans notre vie. L'important est
de savoir rebondir vers ce qui est juste. »
Karim : « Même s'il n'y a peu de temps que je
vous connais et vous côtoie, vous dégagez de votre être une force tranquille
qui nous bouleverse inévitablement dès qu'on s'intéresse à vous. Je ne supporte
plus ce qu'on vous fait subir et le rôle que je joue auprès de vous. Je ne
connais pas les raisons profondes de cet acharnement à votre encontre, mais ils
doivent vous juger bien dangereux pour vous isoler et vous enfermer dans une
telle prison blanche comme un malade contagieux. »
François : « Contagieux, je le suis... contagieux
de la liberté qui vit en moi. »...
***
« Et si... nous ne sommes que des ersatz de vie,
pareil à des fantômes errant entre deux mondes, celui des vivants qui a perdu
la permanence des faits et de la beauté, qui a perdu le goût des couleurs, le
parfum des mots, la vue des mets... et celui des transfuges vers la mort où
plus rien n'a d'importance comme l'espace, le temps ou les êtres. Quelle
différence y a-t-il entre ces deux mondes ? Une question de couleur, de nuance entre
le gris et le noir, entre le nostalgique et le lugubre, entre le vivant mortel
et le mort vivant... Oh ! Tout s'embrouille dans ma cervelle, les mots, leurs
significations, depuis que... la sirène s'est déclenchée pendant que
j'effectuais mon travail de nettoyage et que ce bruit puissant et lancinant
s'est insinué dans mon esprit en un bourdonnement tel qu'il m'ôta la moindre
pensée, m'ôta même la conscience... de ma propre existence. »
Sophie
force son cerveau à se souvenir et se demande encore, à cet instant, si elle a
une existence propre ou irréelle. Elle se pince pour en avoir le coeur net, et
la douleur qu'elle s'inflige est tellement grande qu'un cri strident lui enlève
cette sorte de torpeur étrange et languissante qui semblait l'envelopper.
« Je suis bien vivante, dans un monde réel. On a voulu prendre
possession de mon cerveau. Mon Léo est bien vivant aussi, c'est mon fils tant
adoré qu'il faut que je retrouve au plus vite. Il faut que je le protège de
cette force maléfique. Mais comment ? La force du mental doit être
capable de résister à cette influence hertzienne maléfique, j'y ai réchappé
cette fois ... je ne retournerai plus à mon travail pour devenir un zombi, ou
alors il faut rester et ruser, résister et se battre pour comprendre la
finalité de tout ça. Mais se battre contre qui ? Se battre avec qui ? »
CHAPITRE 9 par Jean-Baptiste Pratt
CHAPITRE 9 par Jean-Baptiste Pratt
Eléonore observe
l’homme qui vient de l’enlever avec méfiance et arrogance. Il lui a déjà tant
pris, que veut-il de plus ? Ses mains sont fermement liées derrière
une chaise métallique à barreaux tandis que l’homme se tient debout dans le
coin de la pièce, son visage marqué apparaissant en dégradé sous la lumière
jaunie émise par le lustre crasseux.
— Pourquoi
être revenu ? Attaque-t-elle. Où se trouvent mes enfants ?
— Ils
ne faisaient pas partie de ma mission, répond l’homme sur un ton placide. Mes
intentions ont changé, vous pouvez vous calmer.
— C’est
la raison pour laquelle j’ai été assommée devant ma porte et attachée à une
chaise dans une pièce lugubre ? Parce que vous avez de nouvelles
valeurs !
— Je
vous ai assoupie temporairement parce que vous éveilliez l’intérêt du
concenter avec votre attitude inhabituelle. Nous aurions eu cette discussion
chez vous si cela avait été possible.
— Très
bien, parlez !
L’homme avança
d’un pas et éteignit sa cigarette en l’écrasant contre la table en bois. Il
saisit une chaise puis s’assit, se trouvant à moins d’un mètre d’Eléonore.
— Je
veux vous parler des ondes…
— Celles
dont vous m’avez forcé à donner le code au Gouvernement ? Celles pour
lesquelles vous avez tué mon mari ?
— Nous
pouvons le dire ainsi, si cela vous convient mieux…
— Ma
famille a été détruite à cause de cette découverte, nos gouvernants nous contrôlent,
et vous jouez avec les mots !
— Bien,
bien, je ne voulais pas vous blesser. J’étais différent, plus jeune lorsque
j’effectuais le contrat qui a coûté la vie à votre mari.
— Qui
représentez-vous ? Riposta Eléonore.
— Un
groupe qui veut défendre nos libertés, nous avons besoin de votre aide pour
détourner le système d’émissions d’ondes captives. C’est fondamental pour
l’avenir du mouvement.
— Qui
me dit que je peux vous faire confiance.
— Ma
parole. Je peux aussi arranger un rendez-vous avec notre leader…
— Même
si je décidais de vous suivre, et il en faudra davantage qu’un rendez-vous
forcé dans un sous-sol miteux, je ne pourrais pas vous aider. Le gouvernement a
modélisé mon cerveau, grâce à votre soutien, et il utilise cette image pour
faire évoluer sa technologie de contrôle. Je jouerai contre moi, et ma version
numérique a le soutien de supercalculateurs.
— La
modélisation de cerveaux est faillible. Certaines zones ne peuvent être
capturées et ces structures numériques n’apprennent pas comme nous le faisons.
L’élément de surprise n’existe pas pour elles. Au contraire vous avez appris
depuis…
Le visage
d’Éléonore se referma soudain. Elle se redressa et reprit la parole.
— Vous
voulez parler avec moi comme une alliée. Détachez-moi et récupérez mes filles
immédiatement !
— C’est
déjà le cas, je voulais vous mettre en confiance avant de vous le révéler pour
ne pas que vous pensiez que nous voulions vous forcer à coopérer.
L’homme effleure
le coin de la table et un écran holographique apparaît au-dessus de la table,
dévoilant des images de Nell et Emma discutant dans une salle ouverte.
— Après
l’agitation provoquée par notre altercation, nous ne pouvions pas les laisser
dans la nature.
— Je
comprends, répondit Éléonore sans trop y croire elle-même.
— Croyez-vous
pouvoir lutter contre un alter ego dopé ?
— Je
peux essayer. Laissez-moi d’abord rencontrer votre chef.
***
Karim est assis à l’accueil du service de détention
des prisonniers politiques. Il se questionne sur le sens de sa propre
démarche. Aurait-il dû accepter cette position offerte par le Gouvernement ou
continuer à mourir de faim ? Son instinct de survie avait une réponse bien
différente de celle que lui donnait sa morale, mais, par les temps qui courent,
il lui semble plus opportun d’écouter cette première voix. Pourtant… Maintenant
qu’il sait à qui il avait affaire.
Du coin de
l’œil, il observe les images de la chambre de François et voit qu’il se
réveille. Il se lève et le rejoint. Le vieil homme a les yeux entrouverts et ne
le reconnaît pas tout de suite. Il s’apprête à crier, mais Karim l’arrête.
— Calmez-vous,
c’est moi…
— Que
se passe-t-il ? Je pensais que vous n’aviez plus le droit de me parler.
— C’est
le cas. Je veux juste vous dire que j’ai élaboré un plan pour vous faire sortir
d’ici…
***
Un instant dans le monde abstrait, le suivant à
nouveau dans le salon de son minuscule appartement avec son fils qui s’amuse
avec son nouveau jeu. À la différence que la structure a complètement changé. À
la mine non surprise de l’enfant, elle comprend que sa conscience ne lui a pas
échappé plus d’une demi-heure. À la fois, elle sait ce que cette intrusion
signifie, sur ses assaillants numériques et de ceux qu’ils savent. Se cacher
n’est maintenant plus possible.
Chapitre 10 par Michel Bernardot
Eléonore avait
compris qu’il lui fallait échafauder un plan en triple vitesse.
Mis en confiance
par son apparente soumission, l’homme défit ses liens avant de lui offrir une
malbaque qu’il tira d’un paquet froissé. Puis, sur sa demande instante, il lui
indiqua où et comment récupérer les filles. Il la préviendrait lorsqu’il aurait
pris contact avec les Instances Supérieures pour lui fixer le rendez-vous
qu’elle réclamait. Ceci dit, il s’éclipsa.
D’abord, consulter
son répertoire numérique : c’était chose facile grâce à la puce qu’on lui
avait implantée à la base du crâne après la mort de son mari. Puisqu’on l’avait
transformée en ordinateur vivant, autant se servir des armes à sa disposition…
Faisant défiler les lettres, elle tomba sur le K qui clignotait. Face à la
majuscule, un numéro de téléphone.
Elle stoppa
devant une cabine et le composa (pas question d’utiliser son portable).
« Allo,
vous êtes bien K… ? » Sur la réponse affirmative, elle
poursuivit :
« Je n’ai
que peu de temps. Ne m’interrompez surtout pas. Vous êtes en danger, vous et la
personne dont vous avez la garde. Fuyez sans tarder et tâchez de trouver une
cachette à l’abri des ondes que vous savez. »
***
Devant la confirmation anonyme que toutes ses craintes
étaient fondées, Karim ne se perd pas en inutiles tergiversations. L’heure
n’était pas à la procrastination. Se composant un visage serein malgré son
angoisse intérieure, il se contraint à se diriger avec une feinte nonchalance
jusqu’à la chambre de François.
Pour la fuite et
l’endroit du refuge, il avait déjà son idée. Et pour cause : son père, un
harki réfugié en Métropole 50 ans auparavant, était employé de l’ONF au flanc
du mont Lozère, sur la faille de Vialas – un village perché près duquel se
trouvait une mine d’argent et de plomb désaffectée. Voilà beau temps que la
galène (le sulfure), la cérusite (le carbonate) et l'anglésite (le sulfate)
avaient disparu des veines exploitables. Mais il restait suffisamment de ces
minerais emprisonnés dans la roche pour dresser un mur invisible d’atomes de
plomb contre les ondes maléfiques. Il se rappelait que son père répétait
volontiers la blague qui ravissait les vieux Cévenols : « Après 1870,
l’argent avait servi à payer la dette de guerre, et le plomb à préparer la
revanche ».
Il intima à
François, en terme concis, d’avoir à faire fissa et d’enfiler ses vêtements (il
lui expliquerait en cours de route). Il leur fallait attraper le dernier train
en partance pour le Sud dans la gare près de la Coupole.
Arrivé au but,
tout à sa hâte, il ne vit pas la silhouette de l’Homme qui les filait à bonne
distance.
***
Très effrayée par les cyber-attaques dont elle se sait
l’objet depuis son court voyage virtuel, Sophie se perd en conjectures. Que
faire pour éloigner, au moins provisoirement, Léo de cette invasion
numérique ?
Une chose est
sûre : dans la seconde dimension où elle s’est trouvée durant ce laps de
temps, elle a eu le sentiment à la fois vague et vif qu’une Présence pouvait
l’aider à contrer ces rafales maléfiques tentant de prendre le contrôle de son
Moi intime. De lui dérober son âme.
Depuis son
portable, elle demanda à parler à Fortin. Le standard lui affirma qu’il
n’existait aucun inspecteur de ce nom au commissariat.
Bizarre,
bizarre !
Chapitre 11 par Danielle Vioux
Eléonore quitte
la cabine et fonce retrouver Emma et Nell en suivant les indications de l’homme
ressurgit du passé. Valerio, c’est ainsi qu’il s’appelait autrefois. Valerio
del Amato. Avait-il changé de nom ? Il disait avoir changé de but.
D’idéal. Eléonore décida de le croire. D’oublier le passé malgré la douleur. De
faire ce qu’il lui demandait. Mais avant tout, mettre les filles à l’abri.
–Prenez le train
à la gare du sud, allez chez Mamie. Je vous y rejoindrai quand tout ça... quand
tout ça sera réglé.
-Mais on n’a
même pas un sac avec nous, toutes nos affaires sont à la maison.
-C’est vous
que je veux mettre à l’abri. Pas vos affaires.
Elle les serre
fort dans ses bras, les filles s’éloignent dans un vieux bus fatigué. Elle appelle
Valerio d’une autre cabine. Quel monde étrange où les vieux bus côtoient des
moyens de transport sophistiqués, où l’on a gardé des cabines publiques alors
que les gadgets électroniques sont si élaborés qu’on les implante même à
l’intérieur de l’humain, où la richesse côtoie la misère… et où les mêmes
émotions ont cours, depuis toujours…
-Venez. Viens.
Elle nous attend.
Eléonore est
prête à tout. Mais tout de même, la surprise est grande quand
on la présente à « la leader du mouvement » des rebelles,
et qu’elle reconnaît une présentatrice célèbre, souriante, blonde et
douce, que l’on jurerait inoffensive si ce n’était…son regard sans doute. Fini
le regard consensuel. Elle regarde Eléonore. Déterminée.
-On me dit que
vous êtes la seule personne qui peut nous aider. Nous avons peu de temps. Je
vous écoute.
***
Dans la vieille gare du sud, Karim et François, vêtus
de couleurs neutres et portant de vieux sacs de marin , bousculent sans le
vouloir Nell et sa sœur Emma. Emma éclate en sanglots et Karim s’arrête pour
s’excuser, mais c’est le regard de Nell qui le croise et lui fait dire quelque
chose qu’il n’avait pas prévu, pas préparé.
-Voulez-vous
voyager avec nous ?
La grand-mère
n’habite pas très loin du mont Lozère. Nell a envie de suivre Karim et celui
qu’elle pense être son grand-père. Ce sera bien pour Emma aussi.
Ils trouvent tous les quatre une place dans un compartiment vide. Là aussi pas de demi-mesure, comme si les trains n’obéissaient plus à une quelconque logique. Déserts ou archi pleins. Des exodes absurdes, des populations retenues, regroupées ; et au milieu de ce tourbillon sans signification apparente, des espaces de liberté inattendus.
Ils trouvent tous les quatre une place dans un compartiment vide. Là aussi pas de demi-mesure, comme si les trains n’obéissaient plus à une quelconque logique. Déserts ou archi pleins. Des exodes absurdes, des populations retenues, regroupées ; et au milieu de ce tourbillon sans signification apparente, des espaces de liberté inattendus.
Personne n’a arrêté Karim et François. Mais Karim
reste vigilant. À quatre, ils ne correspondent plus au signalement éventuel.
C’est déjà ça.
François
s’endort tandis que le train s’ébranle vers le sud. Il rêve et parle à voix
haute.
-Michel…
Karim explique
-Michel c’était
son frère, un enfant adopté. Il était brillant, très intelligent. Savant et
mathématicien de génie.Il a disparu… enfin, disparu… Disons qu’il a grandi et
qu’il a… choisi son camp. Chez les puissants. Choisi l’argent.
François
marmonne
-Michel… le jeu…
***
Le jeu, Léo ne l’a pas quitté. Sophie l’observe,
inquiète. C’est comme si peu à peu c’étaient les pièces du jeu qui cherchaient
les doigts de Léo et non l’inverse. Comme si le jeu s’animait,
créait des formes avec un sens caché. Comme si ces géométries essayaient de
dire quelque chose…
Le téléphone
sonne
-Je m’appelle
Valério. Je vous ai aidé dans la rue, à ramasser les pièces du jeu de votre
fils. Il faut que je vous voie. C’est urgent.
-Comment
avez-vous mon numéro ? Pourquoi devrais-je vous faire confiance ?
Léo déclare
-Quand je serai
grand, je veux être savant et gagner beaucoup d’argent.
Alors Sophie
pense aux écrans, à la coupole, à ses absences, à ce monde où elle essaie tant
bien que mal de résister, de protéger son fils, et elle dit :
-D’accord.
Venez. Je vous attends.
CHAPITRE 12 par Pierre Gaulon
Un désert aride,
des dunes parcourues de vents brûlants et portant en eux la marque de ce que
les habitants de la coupole ont baptisé les " trois accidents ",
quand bien même la majorité des gens se doutent que le terme
"accident" est un euphémisme. " Attaques nucléaires" serait
plus proche de la réalité. Mais personne ne se risque à énoncer cette triste
réalité. Comme un superstitieux ne prononce le nom du diable de peur de la voir
se matérialiser, jamais un coupolien n'évoquera le nucléaire.
Au milieu de congères de sable irradiées, le bunker
géant de ce qui fut jadis un département entier, surnommé la coupole en raison
de sa forme semblable à une tasse surmontée d'un couvercle. Bâtie sur le modèle
de la coupole d'Herfaut, version géante. Le haut du dôme, recouvert d'un
plexiglas à l'épreuve du temps et des radiations, laisse passer la lumière du
soleil, mais les murs sont hermétiques et personne n'a le droit, ni ne veut
voir ce qui se cache au-delà de ces cloisons de bétons anti-radiations.
Au centre de la
ville fortifiée, un train court le long des rails, de sa cadence régulière. Le
tchak tchak des roues résonne tristement dans la cabine où Emma et sa sœur ont
trouvé place.
— Où allez-vous?
demande Karim avec un grand sourire.
Il sait qu'apprendre le maximum d'informations peut le
sauver. Dans le cas d'un éventuel contrôle, ils auront l'air d'une famille en
voyage. Le grand-père atteint d'Alzheimer, le père et ses enfants. Mais tout
s'écroulera s'il ne parvient pas à s’approcher des deux filles. Nell est
réticente. Les derniers évènements l'ont fait mûrir plus rapidement que dix ans
de vie ordinaire et elle a bien conscience du danger qui plane au-dessus de
leur tête. Mais Emma est encore innocente et pure. Avant même que sa sœur n'ait
pu lui lancer un regard, elle répond.
— Au mont Lozère,
chez mamie.
Karim hoche la
tête. Il connaît le " mont Lozère ", baptisé ainsi en hommage à la
hauteur qui y régnait avant le premier... "accident". Le coin le plus
paumé de la coupole, idéal pour se planquer quelque temps. La voix de Nell le
sort de ses pensées.
— Qu'est-ce
qu'il a ?
Karim ne
comprend pas tout de suite de quoi parle la jeune fille et suit le doigt tendu
en direction de François.
— Oh !
François ! Disons qu’il n’est… plus…
Il hésite un
instant sur le terme à employer.
— …plus… ici, mais
qu’il voyage dans un monde à l’intérieur de sa tête.
L’intervention
de Nell le pétrifie.
— C’est un
gardien de l’ancien ?
Karim fixe ses
prunelles sur la jeune fille. Un courant glacé lui remonte le long de sa
colonne vertébrale.
Comment
peut-elle connaître cette information censée être secret défense ?
CHAPITRE 13 par Betty Séré de Rivières
— Chut !
Veux-tu parler plus doucement s’il te plait ?
Karim se méfie.
Même seuls tous les quatre dans ce compartiment ils ne sont pas à l’abri.
— Désolée… Alors
oui ou non ? Il l’est ou ne l’est pas ?
Karim est
désarmé par l’insistance de la gamine.
— Oui,
dis-nous ! surenchérit Emma.
—
Taisez-vous ! Ce n’est ni le lieu ni le moment…
La réponse de
Karim claque avec tant de fermeté qu’aucune des deux filles n’ose rebondir
dessus. Craignant cependant de les avoir effrayées, il se radoucit, se
rappelant qu’il avait besoin d’elles ! Les sœurs étaient sans doute leur
meilleure garantie pour arriver à bon port sans être arrêtées.
— Écoutez-moi
attentivement : il semblerait que nous sommes en partance pour la même
destination et je ne parle pas que du lieu géographique. Je crois que nous
avons des choses à nous dire. Je répondrai à votre question et vous aux miennes
ok ? Mais pour le moment et jusqu’à notre descente de ce train, soyons le
plus discrets possible. Et si l’on venait à nous interroger, nous sommes une
famille et nous allons retrouver votre grand-mère ainsi que votre mère.
OK ? Un sourire pour un oui…
Les lèvres
d’Emma s’étirent avant celles de Nell, un peu plus suspicieuse. Pourquoi cet
homme redoute-t-il les autorités ? Mais a-t-elle d’autre choix que celui
de lui faire confiance ? Malgré tout, elle se sent en sécurité avec lui.
C’est donc un sourire spontané qu’elle lui adresse à son tour.
Karim respire.
Une menace en moins… Reste plus qu’à surveiller François qui à tout moment peut
faire échouer le « plan » en les faisant repérer involontairement.
Karim, las, ferme les yeux quelques secondes et se
souvient de la voix de la femme. « Vous êtes bien K… ? Vous êtes en
danger, vous et la personne dont vous avez la garde. Fuyez sans tarder. »
Fuir… Oui… Et
avec cette heureuse rencontre ça devenait plus facile : la gamine
connaissait le secret, et ça ce n’était pas le fruit du hasard, ils devaient se
rencontrer…
Ensemble, fuir
et se mettre à l’abri.
Sans savoir
qu’il est déjà trop tard, qu’un homme les file depuis le début et les a vus
rencontrer Nell et Emma. Que cet homme représente leur seul danger immédiat.
Installé au compartiment d’à côté… Se préparant à intervenir.
Sans savoir non
plus que son destin est intimement lié à celui des sœurs, et cela depuis le
commencement de sa mission.
La cadence du train ralentit. Une voix synthétique
annonce : « Gare centrale dix minutes d’arrêt » Sorti de sa
torpeur, Karim sursaute et son inquiétude retombe dès lors qu’il voit que rien
n’a changé : tout le monde est là. François dort profondément et les
filles jouent à inventer une histoire, chacune à leur tour devant continuer la
phrase de l’autre.
Il sort dans le
couloir, referme la porte de leur compartiment et se met à la fenêtre.
L’air est
étouffant à l’intérieur de ce train. Karim ne se sent pas très bien, le corps
tout à coup parcouru de frissons. Que lui arrive-t-il ? Il tente de se
raisonner. De chasser son angoisse grandissante…Une femme attire soudain son
attention, d’une trentaine d’années, accompagnée d’un petit garçon. Sa démarche
est particulièrement saccadée, et malgré la distance qui les sépare, Karim
perçoit la profonde détresse de cette inconnue.
Elle se dirige vers
leur wagon. Son regard laisse deviner ce que Karim pressentait : cette
femme est terrifiée !
Prenant à
présent l’enfant dans ses bras, la femme monte dans le train. Karim se penche
pour voir de quel côté ils vont. Vers eux… Sans comprendre pourquoi ni comment,
laissant son intuition lui dicter sa conduite, il va à leur rencontre.
— Je vous prie
d’excuser mon indélicatesse, mais je vous ai vue de loin et vous semblez
si…perdue… Tout va bien ?
La femme le fixe
sans pour autant vraiment le voir. Sans lui répondre, elle fait mine de vouloir
poursuivre son chemin. Mais son petit garçon en a décidé autrement :
— Non tout ne va
pas bien ! Maman est devenue bizarre depuis que le monsieur est venu
à la maison.
— Quel monsieur
mon petit ? Il vous a fait du mal ?
— Non. Il a
parlé avec maman et puis elle s’est mise à pleurer. J’ai entendu son nom :
Valério. Il l’a un peu secouée, elle s’est calmée et puis nous sommes partis,
en laissant mon jeu. Je n’ai plus que cette pièce, lui répond-il en la lui
montrant.
— Comment
t’appelles-tu bonhomme ?
— Léo.
— Viens Léo, je
vais te présenter Emma et Nell, je suis sûr que vous allez bien vous entendre.
La mère de
l’enfant ne parle toujours pas. Elle est comme prostrée…
Karim la prend
doucement par le bras et l’invite à rejoindre leur compartiment. Elle ne
résiste pas sous la légère pression de la main de Karim et se laisse emmener.
François s’est
réveillé, il discute avec les filles, il leur parle de Michel…
Les trois se
retournent vers les nouveaux venus et avant même que Karim n’ait pu dire quoi
que ce soit, le cri de désespoir que pousse le vieil homme les saisit tous de
stupeur…
CHAPITRE 14 par Laurence Op
François se
tient la tête à deux mains comme si elle allait exploser. Karim, tout en se
décalant légèrement pour faire avancer la jeune femme et son fils dans le
compartiment, tente de le raisonner et de le calmer.
— François, ce
n’est rien, ce n’est qu’une maman avec son petit garçon.
Les paroles
rassurantes de Karim restent vaines et le vieil homme, si plus un son ne sort
de sa bouche, devient livide et c’est Nell qui se met à son tour à crier. Léo
ne comprend rien à ce qui se passe et se retourne, implorant, vers sa mère.
Mais celle-ci éreintée, s’écroule sur la banquette.
Emma et
Karim se retournent vers l’entrée et comprennent aussitôt que ce n’est pas de
Sophie et encore moins de Léo que Nell et le vieil homme ont eu peur, mais de
l’homme barrant totalement l’entrée du compartiment.
Cinq minutes de
silence et de mutisme général passent avant que l’un des passagers ne puisse
réagir. C’est Emma qui, la première, reprend ses esprits alors que tous restent
muets et inertes devant cet homme qui apparemment n’est un inconnu pour
personne. Elle se tourne vers Karim, espérant de l’aide, mais ce n’est ni la
stature impressionnante de Valerio ni sa tenue vestimentaire sortit tout droit
d’un thriller, c’est son regard glacial et hypnotique qui empêche Karim de
bouger, comme si son corps entier ne lui répondait plus ! Emma tente alors
de s’adresser à l’intrus, qui ne lui en laisse pas le temps.
— Je vois que
vous êtes, presque, tous là. C’est parfait, asseyez-vous !
Emma et Nell
s’installent l’une à côté de l’autre, Sophie se redresse péniblement et se
serre contre François puis prend Léo sur ses genoux, quand à Karim à qui les
jambes ne répondent toujours pas, il reste debout. Valerio monte à peine le ton
et répète, tout en poussant légèrement de l’index le jeune homme.
— J’ai dit,
assis !
— Où est ma
mère ?
Valerio esquisse
un sourire en regardant Emma,
— Tu es aussi
courageuse qu’elle !
Emma se lève
d’un bond et se place devant l’homme qui fait presque le double de sa taille,
puis se met à crier en articulant clairement,
— Où
est-elle ?
— Elle va bien,
ne t’inquiète pas ! Je ne peux pas te donner sa position exacte, je n’en ai
pas le droit, mais ce que je peux dire, c’est qu’elle est en mission.
Puis après avoir
fait circuler et posé son regard sur chacun des passagers,
— Elle travaille
pour vous, vous tous !
— Ce n’est pas
possible, dit Nell qui recouvre peu à peu ses facultés, vous êtes notre
ennemi ! Je vous ai vu avec votre arme, penché au-dessus d’elle. Ma mère
avait eu très peur en vous reconnaissant, elle ne peut pas travailler pour
vous !
— Rien n’est
tout blanc, rien n’est tout noir. Tu comprendras avec le temps, avec l’âge, que
la vie et les sentiments des gens ne peuvent être disposés dans des cases comme
sur un plateau de jeu.
François est
reparti dans ses songes, mais tous les autres passagers se jaugent du regard.
Qu’ont-ils en commun ? Sont-ils tous les pions d’un jeu ?
Karim, curieux
sortit lui aussi de sa torpeur reprend courage,
— Alors vous
allez nous expliquer ce que vous faites là, et ce que vous nous voulez ?
— Pas tout de
suite, il faudra être patients et attendre d’être arrivés à destination. La
maison de votre grand-mère, les filles, est protégée. Aucune onde n’y rentrera,
nous pourrons discuter plus librement. Mais en attendant, soyez discrets et
prudents, si je me suis rapproché de la lumière, d’autres ont fait l’inverse,
et ce train n’est pas sûr !
Chapitre 15 par Jean-Baptiste Pratt
Eléonore marche d’un pas rapide sur la rue de Médicis. Elle vient de passer devant l’ancien Sénat, lieu où un projet de loi portant sur ses découvertes avait été présenté trente ans plus tôt. Ce texte avait été la première pierre menant au contrôle des masses, mais elle s’efforçait de ne pas penser à toutes ces choses, son contrôle sur sa puce n’était pas infaillible et elle ne devait pas éveiller les soupçons.
Elle entra dans
les Jardins du Luxembourg par l’entrée à la jonction de la rue de Médicis et du
boulevard Saint-Michel, marchant dans l’allée souillée. La pénombre
environnante, à peine repoussée par quelques lampadaires clignotants et
branlants, était synonyme de danger. Des bandes pouvaient l’agresser assez
facilement, mais c’était aussi un moment où les forces de l’ordre limitaient
leurs patrouilles par peur des échauffourées. Le travail de contrôle était
confié aux puces, les policiers se contentaient de parader pour impressionner
les foules. Elle accéléra le rythme, éclairant le sol d’une faible lampe de
poche, cherchant la bouche d’accès au laboratoire des rebelles. Cent mètres
plus loin, elle repéra le symbole en forme d’étoile discrètement gravé au coin
d’une plaque en bronze et s’abaissa pour la retirer. Elle s’immisça à
l’intérieur du boyau et repositionna la plaque sans plus attendre. Elle dut
alors descendre une échelle qui l’emmena face à une porte en métal munie d’un
scanner rétinien. Elle posa son menton sur la machine et la porte coulissa
instantanément. À partir de là, personne ne lui avait dit à quoi s’attendre en
dehors d’un vague centre de recherche.
Le centre
s’étalait sur deux-cents mètres de galeries souterraines. Des parois blanches
inondaient l’espace de lumière et des dizaines de chercheurs s’affairaient sur
des stations holographiques, Eléonore reconnaissant des simulations relatives à
son mémoire final. Son regard s’attarda sur la vue d’ensemble, tout semblait si
moderne et les contestataires devaient avoir des moyens financiers puissants et
des soutiens à un haut niveau étatique pour opérer en toute tranquillité. Elle
fut sortie de ses pensées par l’irruption d’un homme en blouse blanche ayant
une cinquantaine d’années.
— Professeur
Strauss, se présenta-t-il. J’ai eu l’honneur de continuer vos recherches suite
à votre retrait de la communauté scientifique.
— Pour
le compte de qui ? répliqua-t-elle.
— Une
fédération de personnes qui s’inquiètent pour l’avenir de l’homme dans un
système où nos pensées sont contrôlées aussi facilement qu’avec un vocaliseur
portatif. Il aura fallu les premières dérives pour que les gens réagissent tout
en laissant croire à nos décideurs qu’ils avaient toujours la main.
— Nos
gouvernants ne connaissent pas l’existence de ce laboratoire ?
— Non,
évidemment. Nous avons eu certains soutiens, mais les murs sont bardés de
bloqueurs et nous sommes entraînés pour bloquer nos puces, le tout grâce à vos
travaux. Vous nous avez permis de continuer à travailler en paix.
Une vague de
joie s’empara d’Éléonore à cet instant, disparues l’idée de ses filles en exil,
de ce monde qui s’écroule et cette censure qui écrase dans l’indifférence
causée par des puces intégrées dans chaque être humain dès sa naissance.
Évaporés un court instant par le sentiment que l’espoir d’un monde meilleur
existe, bien qu’il y ait un prix à toute chose…
— Montrez-moi
l’état de vos recherches, demanda-t-elle avec une nouvelle assurance.
CHAPITRE 16 par Daniel GLIZE
Malgré le
mystère qui plane encore sur la raison profonde qui a poussé Valério del Amato
à réunir ces gens hétéroclites en âge, en métier, en motivation et en condition
de vie, chacun a ressenti une certaine adhésion au nouveau projet qui semble se
dessiner et accepte au fond de soi cette situation incertaine où ils se trouvent.
Mais, ils n'ont pas vraiment le choix. C'est lui qui a organisé leur voyage
jusque-là. Ils ne peuvent que lui faire confiance, car s'il avait été du côté
des autorités dirigeantes, ils auraient été arrêtés au moment où il a fait
irruption dans le compartiment en surprenant tout le monde. Le fait de
retrouver François, l'évadé politique dangereux et son gardien acolyte aurait
suffi à remplir sa mission avec brio, s'il avait été un agent d'état. Ils n'ont
pas été arrêtés, alors qu'est-ce qu'ils risquent ?... Le groupe réuni dans le
même compartiment du train décide, pour échapper à la surveillance possible de
se scinder en deux familles en voyage, un couple avec enfant, Valério, Sophie
et Léo, et un quatuor de presque trois générations pouvant passer pour un
grand-père avec ses deux petites filles et un ami. La décision fut prise sous
l'impulsion de Valério encore, de finir le voyage dans deux compartiments
distincts et de se retrouver chez la mamie des petites filles en empruntant
deux chemins différents au cas où on les suivrait, chaque groupe mémorisant le
parcours à effectuer sans avoir à demander son chemin à quiconque, Nell et
Valério étant respectivement le guide du quatuor et du trio.
Leur stratégie
fonctionna parfaitement, les deux groupes arrivèrent avec dix minutes d'écart
chez la mamie qui les attendait de pied ferme. Chacun se sentit rassurer par le
fait que la grand-mère était au courant de leur venue. Un soulagement profond
se glissa en chacun, un apaisement s'en suivit, un air de véracité parfumait la
maison, voire leur cerveau : tout avait été calculé avec minutie. La confiance
en l'homme au chapeau faisait son chemin. La tension accumulée pendant tout le
voyage céda aux paroles douces et rassurantes de la matriarche, un sourire se
dessina même sur les lèvres de tous les adultes quand Nell, retrouvant
instantanément l'esprit taquin de son âge, au contact de sa grand-mère
l'interpella par un : « Comment va ma Mamie Blue depuis notre dernière
visite » ?
La grand-mère se
sentit obliger d'expliquer le sobriquet que Nell lui avait affublé, non pour la
couleur favorite qu'elle préférait certes en se vêtissant souvent d'habits
azuréens, mais pour ce refrain d'une chanteuse des années 80, une dénommée
Nicoletta qu'elle fredonnait quelquefois, amoureuse absolue de musique de
blues. Nell s'en moquait à chaque fois qu'elle attaquait cet air.
Comme pour recentrer le sujet de leur regroupement et grâce à l'ambiance détendue qui commençait à régner, la mamie Blue surprit ses invités en se laissant aller à une confidence nouvelle pour ses petites filles, prémices à la révélation du mystère qu'ils attendaient tous de savoir. Elle révéla dans un silence religieux que cet air, en fait, est pour elle un catalyseur, un bien-être d'espoir, une mélodie pour se souvenir de son passé heureux et de notre monde coloré. Elle était en train d'écouter ce refrain quand on lui annonça la première catastrophe nucléaire qui venait de se produire. Le monde s'est mis à perdre de son éclat, à s'uniformiser dans un ton brunâtre, puis grisâtre. Les couleurs perdaient de leur vie, la vie perdait ses couleurs. Le vert tendre des arbres au printemps, l'ondulation des près herbeux par une petite brise matinale, le rouge flamboyant des coquelicots printaniers, les tâches des fraises des bois épinglées le long des chemins montagneux, les couleurs unies ou mélangées de ses roses mauves, jaunes, saumons, rouge, rose de son jardin, c'est tout ça qu'elle remettait en images dans le fredonnement de sa mélodie.
Elle parla ainsi sans tabou de la vie d'avant, des évènements dont le moindre mot ne pouvait être prononcé sous peine d'arrestation. Elle prenait la parole comme un messager d'histoire qui revit les évènements en les disant. Ses yeux rougissaient et s'humidifiaient jusqu'aux larmes en décrivant les trois cataclysmes nucléaires qui s'étaient abattus et avaient ravagé sur notre monde. Ses yeux s'illuminaient et pétillaient de joie quand elle leur disait que sa mélodie de Mamie Blue lui faisait revivre en images, dans sa tête, les couleurs du monde qu'elle avait connu et que seul François, par l'âge respecta qu'il avait aussi comme elle, pouvait avoir connu. Elle se rendit compte qu'elle mettait mal à l'aise ses invités dans la mesure où ils n'avaient pas eu son vécu. Ils ne pouvaient pas la comprendre. Elle les berçait de ses mots harmonieux quand elle était dans la beauté de son monde. Elle mettait sans le vouloir l'assistance dans une rêverie agréable, mais sans images, dans une attente de partage de ce monde merveilleux qu'ils n'avaient pas vu, en attente de couleurs qu'ils auraient aimé partager aussi, en attente de nostalgie qu'ils n'avaient pas. Elle vit cette attente dans leurs yeux et dans leurs attitudes.
Elle se leva
lentement pour ne pas troubler la magie du temps mis en suspension, se dirigea
vers le buffet de la salle à manger, décrocha le tableau qui était suspendu
au-dessus, tourna d'un tour complet le crochet qui servait à le suspendre, et à
l'étonnement général, une porte secrète s'ouvrit et se détacha des lignes
quadrillées de la tapisserie murale. Un coffre fort apparut où la combinaison
des mollettes effectuées dans un cliquetis amplifié par le silence de plomb
dans la pièce, libéra la porte blindée qui s'ouvrit pour laisser à la vue un
compartiment rempli de cassettes et d'un boîtier noir longitudinal. Elle s'en
empara pour les déposer devant son écran de télévision. Après un petit moment
de manipulation de fil électrique, de l'emboîtement d'une première cassette VHS
dans ce qu'on sut être un ancien magnétoscope, le téléviseur s'alluma, laissant
sans voix les plus jeunes invités : tous les mots exprimés par la grand-mère
sur son monde « d'avant », notre monde ancien, se déroulaient en
images percutantes pour eux. Ils découvraient la vie qu'ils auraient pu avoir
si les hommes avaient été plus « raisonnables » pour la subsistance
de leur race et de la nature. Les sentiments se mêlaient dans leurs têtes comme
une tornade spontanée peut envahir une région en laissant tout à la fois un
goût de soulagement et de sérénité en épargnant un coin de beauté, et de colère
et de désolation en détruisant un autre endroit splendide. Elle était en train
de révéler l'interdit à ces yeux ébahis, mais il était temps de réagir. Le
mutisme fut interrompu par François dont le visage était rempli de compassion
et de
larmes.
CHAPITRE 17 par Danielle Vioux
Vers le soir,
après avoir pris un peu de repos, ils se réunirent tous dans la grande
pièce. Nell, Emma, Karim et François, Sophie et Léo, Mamie Blue et Valerio. Et,
à la grande surprise des deux sœurs, Liam, Yazid, Chang, Refka, Samuel et
Clara, ainsi qu’une bonne vingtaine d’inconnus d’âges divers, qui
semblait-il avaient tous déjà rencontré Valerio. Il est temps, leur avait dit
celui-ci, de recoller tous les morceaux pour avoir une image d’ensemble.
A
l’extérieur, comme l’avait expliqué l’aïeule, le désert vitrifié, l’air
empoisonné pour longtemps encore. Sous le dôme, le seul monde connu pour
les jeunes générations, la tentative de garder vivants assez d’humains pour que
leurs arrière-arrière-petits -enfants puissent envisager un jour de sortir. Un
univers fabriqué, illusoire, à l’image du passé, mais contenu sous l’espace
restreint de la coupole. Un pays sous cloche. Et dans ce pays, un pouvoir de
plus en plus contraignant, autoritaire, surveillant tout et tous dans une
paranoïa grandissante pour protéger la sécurité et les acquis d’une minorité.
On y
distrayait les jeunes par des avatars et des paillettes, et la plupart s’en
contentaient. Mais certains, comme les amis de Nell, avaient commencé à mener
leur propre réflexion, et à chercher ce qu’ils pourraient faire d’utile pour
que leur avenir soit moins sombre, moins contraint. Encore ne savaient-ils pas
tout.
Quant aux
adultes qui auraient pu se révolter aussi, leur énergie était absorbée par la
simple nécessité de gagner chichement leur vie et leur temps de repos
distrait par des avatars et des paillettes à leur mesure. Seuls les plus vieux,
qui avaient connu le passé et assisté impuissants aux trois catastrophes
et à l’évolution du pouvoir sous le dôme, tentaient de poser et de se poser des
questions, mais on les qualifiait de séniles et on les faisait taire à coup de
cachets. Rares étaient ceux qui comme Mamie Blue avaient réussi à échapper aux
autorités et à demeurer dans un coin de forêt encore protégé par des
routes précaires.
***
Pendant ce
temps, Eléonore et le professeur Straus travaillaient sans relâche. De temps à
autre, ils dormaient un peu, quelques heures seulement. Il s’agissait de
relier en une sorte de réseau impalpable, intraçable, suffisamment
d’informations pour que cette toile parallèle réunisse tous ceux qui un jour où
l’autre avaient envisagé un autre monde sous le dôme, tous ceux qui se disaient
que le dôme aurait pu être une chance de recommencer différemment , avec plus
de justice et moins de peur.
***
Le vieux
François semblait différent, plus éveillé, au fur et à mesure que l’effet des
médicaments qu’on l’avait si longtemps obligé à prendre s’estompaient. Il s’était
mis lui aussi à raconter le passé, à leur dire que de tous temps des hommes
avaient lutté, avaient gardé l’espoir. Il leur parla aussi de Michel, son frère
si doué, qui avait choisi l’autre camp. Michel avait conçu des jouets si
interactifs qu’ils semblaient doués d’une vie propre, et le jeu de Léo en était
un exemple. Michel avait largement contribué à donner au pouvoir en place les
outils de la surveillance de chaque instant qu’ils exerçaient sur les habitants
du dôme. Mais plus important encore, pour parer à tous les risques qu’il
pressentait au fur et à mesure que s’emballait la machine et que le monde
sacrifiait au profit et aux conflits toute prudence et toute vision à long
terme, à la demande de quelques puissants, Michel avait conçu le dôme.
Les dômes.
***
Il y avait donc
plusieurs dômes ? Où ? Avec quels habitants ? Comment les
rejoindre ? Comment tous ces dômes étaient-ils organisés ?
Connaissaient-ils l’existence de ce dôme ci ? Les dirigeants du dôme qui
avait été leur univers connaissaient ils la vérité, la leur avaient il
cachée ? Les questions fusaient de toutes parts et François et Valerio
tentaient d’y répondre pour les aspects techniques, avec l’aide de mamie Blue
qui était une conteuse hors pair et complétait leurs explications parfois
austères par des récits qui semblaient rendre simple à comprendre l’histoire,
la science, l’économie et la politique de ce siècle tragique et fou.
Ils avaient
faim. Certains sortaient déjà de leurs sacs des doses de repas séché,
mais Mamie Blue les arrêta d’un geste. Elle avait mieux à proposer !
On cuisina des galettes et des légumes, on but même du vin que la cave de
la grand-mère avait caché et protégé. Plus rude sans doute que le vin
qu’on trouvait dans les magasins de luxe, mais bien meilleur
que la poudre de vin reconstitué réservée à la majorité
de la population. Sophie avait le sentiment de découvrir un monde nouveau. Elle
serrait son petit Léo dans ses bras et rêvait à des portes ouvertes sur
des jardins comme en avait parlé Mamie Blue. Emma s’était endormie la tête sur
les genoux de sa sœur Nell qui ne quittait pas des yeux Karim. Les amis de Nell
retrouvés ici semblaient comme apaisés, mûris, dans l’attente enfin de quelque
chose à faire pour respirer mieux.
***
Le soleil se
levait, un faux soleil aux couleurs dorées plus vrai que l’ancien. Les
humains réfugiés ensemble dans la maison de la forêt avaient beaucoup
parlé et peu dormi. Mais ce matin-là avait quelque chose de nouveau, ce
sentiment que quelque chose commençait. La vieille impression que leur
vie leur échappait, qu’elle était comme une mauvaise série sur les écrans, aux
rôles écrits d’avance, avait disparu. L’avenir était incertain, précaire, mais
il leur semblait qu’ils pourraient y jouer un rôle actif, éveillé. Rien n’était
résolu et tout restait à faire. Cependant un fil d’espoir les unissait, sans
qu’ils sachent exactement comment ils en tisseraient leur avenir.
*********************************************
Fin ?